Les technologies vont-elles permettre la transition vers un monde moins carboné ?
Cécile Maisonneuve – Prenons un cas concret, en l’occurrence ce qui se passe en Finlande. En quelques mois, le prix de l’électricité a baissé de 75%. Ce pays a atteint un record d’électricité décarbonée en juin 2023 : 97,4%. Cela s’explique par la mise en route d’un gros réacteur nucléaire mais aussi par la présence de nombreuses éoliennes, de l’hydraulique, de la biomasse, le bouquet idéal pour la transition énergétique.
Le triptyque que l’on voit se dessiner en Finlande est le triptyque de la transition énergétique. Il s’agit d’abord de produire beaucoup plus d’électricité – comme le dit l’agence internationale de l’énergie, il faut décarboner le mix électrique puis électrifier les usages. Deuxième élément du triptyque, nous devons développer une nouvelle industrie verte – et c’est ce que permet la disponibilité d’une énergie abondante et compétitive – et enfin, investir massivement dans cette transition. Innovation, technologie et investissement, c’est la clé pour la décarbonation de l’économie mondiale.
Philippe Bihouix – Pour ma part, je me méfie d’une approche trop « techno-solutionniste » voire « cornucopienne » (de cornu copiae, la Corne d’abondance de la mythologie grecque), cette idée que la technologie peut tout résoudre et que nous allons pouvoir dépasser les limites de notre planète, aux ressources limitées, grâce à la recherche et l’innovation.
D’une part, l’électrification des usages – pensons à la voiture électrique – va consommer beaucoup de ressources. Nous allons extraire plus de métaux dans les 20 à 30 prochaines années que dans toute l’histoire de l’humanité. D’autre part, l’efficacité a rarement permis de réduire nos besoins. C’est le fameux « effet rebond, » démontré dès le 19ème siècle par l’économiste Stanley Jevons. À l’époque, les machines à vapeur devenaient toujours plus efficaces, c’est-à-dire qu’elles consommaient moins de charbon pour produire la même quantité de travail mécanique, mais si chacune consommait moins, elles se sont multipliées. L’effet rebond fonctionne toujours aujourd’hui, avec les outils numériques ou les voitures. Si l’on veut préserver les ressources terrestres, il faut inévitablement consommer moins, autrement dit entrer dans l’ère de la sobriété.
L’an dernier, les Français ont réduit leur consommation d’électricité et de gaz de 12%. C’est cette sobriété volontaire qu’il faudrait massifier ?
Philippe Bihouix – Il existe différentes formes de sobriété. Vous évoquez de efforts qui relèvent de la sobriété individuelle, de l’engagement personnel et citoyen. Mais il existe aussi d’autres formes de sobriété, plus créatives, de nature systémique et organisationnelle. Par exemple, pourquoi avons-nous quatre réseaux télécoms concurrents ? Chez moi, je n’ai pas quatre conduites de gaz, d’eau ou câbles électriques. Avec un réseau d’accès télécom mutualisé, nous pourrions réduire de moitié la facture électrique des antennes, sans aucun impact décelable pour le consommateur. De même, pourquoi ne pas réduire collectivement le poids des voitures et donc leur impact carbone ? Les gens des années 1960 et 1970 conduisaient des voitures bien plus légères, et pourtant, ces années ne sont pas perçues comme des périodes de privation.
« La sobriété constructive doit mettre fin à l’aberration de la métropolisation qui « fabrique » du vacant : on produit 350 000 logements d’un côté et on en vide 50 000 de l’autre »
Philippe Bihouix
De même, la sobriété constructive doit mettre fin à l’aberration de la métropolisation qui « fabrique » du vacant : on produit 350 000 logements d’un côté et on en vide 50 000 de l’autre, dans des zones moins attractives. Cela oblige à penser un nouvel aménagement du territoire. Au sein-même des métropoles, nous disposons de plus d’une quantité phénoménale de patrimoine sous utilisé. Il faut de l’intensité d’usage, par exemple dans les écoles qui ne sont utilisées ni le soir, ni pendant les week-ends ou les vacances. En Nouvelle-Zélande, il est plus que commun de louer des chambres à des étudiants chez soi, qui occupent les chambres laissées vides par les enfants.
Cécile Maisonneuve – Philippe Bihouix a raison de critiquer les effets néfastes de la métropolisation. Or le meilleur levier pour la contrer n’est pas de décréter la sobriété foncière mais plutôt d’investir massivement dans l’industrie bas carbone, à même de dessiner une nouvelle géographie. Car le milieu urbain naturel de l’industrie, c’est la ville moyenne. La réindustrialisation verte est la meilleure politique d’aménagement du territoire qui soit. Ajoutez à cela la révolution du télétravail, et demain une révolution encore plus grande du travail avec l’intelligence artificielle : les technologies portent en elles-mêmes des capacités de transformation immenses, beaucoup plus fortes que des politiques centralisatrices descendantes comme le zéro artificialisation net. De nouvelles formes urbaines sont en train de se dessiner car elles sont les filles de nos économies. On le sait, on a construit au XXème siècle les formes urbaines d’une économie fordiste puis servicielle. Demain, il y aura une forme urbaine de l’économie bas carbone et elle sera en grande partie fille de la technologie.
« La réindustrialisation verte est la meilleure politique d’aménagement du territoire qui soit. »
Cécile Maisonneuve
La sobriété est-elle un concept mobilisateur, capable d’emporter l’adhésion populaire ?
Cécile Maisonneuve – Je reproche à la sobriété de s’inscrire dans un paradigme qui est obsolète, celui de la critique de la (sur)consommation alors que nous sommes désormais dans un paradigme de la production : produire plus d’électricité, produire plus et plus près de chez nous les matériaux et objets de l’économie bas-carbone. D’autre part, elle véhicule une forme de « c’était mieux avant », de passéisme nostalgique qui s’inscrit dans un âge d’or, comme tel fantasmé, qui réécrit l’histoire. La transition écologique, c’est regarder vers l’avenir plutôt que de faire le procès du passé. Enfin, la sobriété n’a rien d’universel : à Bruxelles, chez nos voisins européens, personne ne sait trop ce dont il s’agit… Car il s’agit d’un concept né dans un contexte précis, dans un milieu très spécifique en 1993 à l’institut d’écologie de Wuppertal, sous l’égide de l’économiste et théologien Johannes Rau, grande figure du protestantisme allemand, qui deviendra Président de la République fédérale d’Allemagne. Au pays de Cyrano, du panache et de la passion de l’égalité, ce concept est-il vraiment transposable ? J’en doute. J’entends un discours moralisateur plutôt que mobilisateur. Il nous faut au contraire insister sur les élans créateurs de la transformation écologique. Nous avons en effet un marathon devant nous et nous devons le courir à la vitesse d’un sprint.
Philippe Bihouix – Le grand scientifique Daniel Pauly, spécialiste des stocks de poissons, a montré comment la perception d’un « bon état » des stocks de poissons évolue, à mesure que les plus anciens partent à la retraite et que les plus jeunes les remplacent et prennent comme référence l’état des stocks à leur arrivée. C’est ce qu’il appelle le shifting baseline syndrome, le syndrome du décalage du point de référence. Nous vivons une forme d’amnésie environnementale et oublions le monde tel qu’il était, ce que nous avons irrémédiablement perdu.
Son idée s’applique à de nombreux domaines, y compris à notre perception du confort. Nous sommes passés d’une température intérieure de 18-19 degrés, voire moins, à 22-23 degrés. La bonne nouvelle, c’est que nous pouvons inverser la tendance ! L’être humain est incroyablement adaptable. Pour atteindre les objectifs de rénovation thermique en 2050, il faudrait multiplier par 20 à 25 la vitesse actuelle de rénovation. Mais comment y parvenir, avec quel budget, quel personnel, comment faire pour les bâtiments historiques ? Au-delà des efforts nécessaires sur la rénovation, il faut aussi interroger nos besoins réels.