C’est alors que la question de la rente elle-même est réexaminée à la lumière de l’économie politique moderne. Quelques patronymes célèbres sont associés à cette redécouverte qui, aux XVIIIe et XIXe siècles fondateurs de la modernité, reposent les bases du débat contemporain qui, dans le fond, ne diffère guère des fondamentaux antiques et moyenâgeux, sinon par le contexte idéologique : c’est que le droit de la propriété foncière est au cœur du modèle de société, et ceux d’autant plus qu’il se présente, le plus souvent, sous forme d’évidence. Ainsi, Ricardo, von Thünen, mais aussi Marx et Walras vont se pencher sur le mécanisme de la rente, à partir de l’exemple le plus fréquent dans la société rurale de l’époque, à savoir la rente agraire.
La rente foncière théorisée
C’est au terme des guerres napoléoniennes, marquées par le blocus continental et la terrible crise qui ébranle alors l’économie du Royaume-Uni, que Ricardo développe sa thèse sur le prix du blé, qui soutiendra sa position libre-échangiste. Selon son approche qui annonce les développements marginalistes, c’est la différence de fertilité des sols qui explique la rente foncière, captée par les heureux propriétaires des terres les plus fertiles ; c’est donc en faisant appel aux ressources agraires illimitées du Nouveau Monde qu’il sera possible de limiter cette rente, qui se retrouve dans le prix de vente desdits terrains, en important le blé produit à l’étranger dans des conditions naturelles plus favorables, faisant diminuer le coût de l’alimentation des ouvriers de l’industrie. Si Ricardo parvient ainsi à une notoriété durable, l’apport essentiel est dû à un de ses contemporains bien moins célèbre, von Thünen, qui étend l’idée des avantages comparatifs à la localisation : c’est la proximité d’un centre de consommation qui accroît la demande en réduisant le coût du transport ; mais aussi, en matière d’économie urbaine, à travers l’idée de centralité. Ainsi, en étendant le champ du raisonnement « pré-marginaliste », von Thünen est le véritable inspirateur de l’urbanisme moderne.
Sans surprise, en véritable néo-classique qu’il était, Marx vient au secours, sinon du capitalisme, du moins des capitalistes dont il mesure le progrès dont ils sont porteurs, en terme matériels, en regard des charmes et poisons de l’Ancien Régime. Ainsi, se plaît-il à souligner que le propriétaire-bailleur pouvait justifier sa rente par les « impenses » qu’il consentait pour accroître la production et la valeur du fonds. S’il existait donc, à ses yeux, une rente « absolue » qui découlait de l’insuffisance d’investissement productif dans le secteur agricole, celle-ci s’effaçait devant une rente « construite » par l’investisseur avisé…
En même temps que l’ampleur des vues de Marx, quelque peu rétrécie par ses épigones (ainsi les grands maîtres, tel Saint Augustin, sont souvent trahis par leurs commentateurs, en l’occurrence Orose et les doctrinaires de l’« Augustinisme politique »), se révèle l’irréfragable logique de Walras qui, considérant la ressource foncière comme structurellement limitée, en conclut à sa nécessaire appropriation par la puissance publique ! Décidément, nous sommes bien loin des schémas intellectuels caricaturaux véhiculés par certains médias et, bien pire, par certains docteurs en Sorbonne…
Le retour du démembrement à l’époque contemporaine : une solution à la crise foncière ?
De ces rappels, quelque peu fastidieux mais assurément fort loin d’être inutiles, les interrogations contemporaines se trouvent exposées sous une lumière crue : la flambée des charges foncières dans les espaces urbains, une crise de l’accession qui se profile, le nivellement des produits locatifs qui compromet la remise aux normes des actifs, au-delà de leur simple maintenance… Enfin, le risque de banqueroute qui menace les investisseurs trop aventureux, ou trop naïfs….
Depuis quelques années, on assiste au retour en force du démembrement de propriété, sous sa forme primitive entre le foncier et le bâti, sous sa forme prérévolutionnaire : l’usufruit et la nue-propriété, tandis que d’autres formules peinent à émerger : les espaces privatifs, versus les murs et les parties communes. D’une manière générale, il s’agit d’alléger le coût de l’immobilier, c’est-à-dire de la rente capitalisée, pour préserver le pouvoir d’achat des acquéreurs ; et, in fine, de sauver la confiance publique dans le système. Car c’est bien d’intérêt public qu’il s’agit, tout comme sous Charles VII et ce sont des démembrements de la sphère publique qui sont mis à contribution : les OFS, les EPF, les EPL… en témoignent.
Toute la question porte sur la soutenabilité d’un système de démembrement, dans un cadre socio-économique issu de la Révolution qui privilégie, économiquement et culturellement la libre entreprise et donc, le droit du propriétaire – investisseur.
La construction sur baux emphytéotiques à grande échelle est parfois évoquée, associée à l’idée de « compartiments » dédiés au portage des terrains sur de longues durées (100 ans) chez les investisseurs institutionnels, dont l’intérêt, pour ces derniers, reposerait sur la valorisation du sol (2% à 3% par an) dans les espaces urbanisés en contrepartie d’une redevance symbolique. Il s’agirait pour ces derniers d’un double pari, sur la tendance au renchérissement des terrains à très long terme et sur la liquidité de leurs actifs, à terme. Ce modèle, apparemment original, renvoie à un mécanisme fort ancien inventé en 1522 par la municipalité de Paris dont la gestion ne permettait pas (déjà !) de couvrir les dépenses : la « rente perpétuelle », servie ad perpetuam sans remboursement du capital ! Sous la Révolution, le conventionnel Cambon (qui a laissé son nom à une rue de la capitale où est sise la Cour des Comptes…) décida de consolider toutes les dettes de l’Etat sous la forme d’une rente perpétuelle… C’est ce schéma qui se trouve réinventé dans lequel la rente consolidée serait mécaniquement intégrée au capital, en supposant que ce dernier trouve acquéreur au terme de la durée minimale de portage (un siècle !) sans que l’Etat ne procède, entre temps, à une opération de « conversion », c’est-à-dire de dépréciation, dont il s’est avéré coutumier tout au long de l’histoire. Comment imaginer, en effet, de déposséder les propriétaires du bâti exposés au remboursement d’actifs fonciers dont la valeur aura décuplé au fil des ans ? Dans un tel scénario, comme il le fait régulièrement pour manipuler le taux du Livret A, l’Etat s’inspirera de la politique de Charles VII, faisant sienne la maxime du Sénat romain : « Salus populi, suprema lex ! »
En définitive, tout se joue à travers la rivalité, mâtinée de connivence, entre l’ordre sénatorial et l’ordre équestre : le premier ne peut agir que par voie d’interdiction, le second ne peut subsister que par l’action ; toute la question consiste à aligner leurs intérêts respectifs, distincts mais non systématiquement opposés. Puisque l’intérêt public doit finalement prévaloir pour garantir une certaine stabilité des intérêts privés et que les ressources publiques, pas davantage que sous le règne de Charles VII et depuis lors, ne sont pas illimitées, lorsque les divers aménagements atteignent leurs limites, il ne reste guère que la prérogative ultime de la loi, sénatus-consulte ou décret, pour changer les règles, faciliter la sortie de crise et apurer les excès passés. En l’occurrence, il est permis de s’interroger sur l’opportunité d’une loi foncière, limitée dans le temps et dans l’espace, qui plafonne le niveau des charges foncières dans les espaces métropolitains, au cours des prochaines années, sans qu’une expiration à date certaine ne favorise les effets d’aubaine.
L’histoire enseigne qu’aucune solution ne s’apparente à une panacée et que, quel qu’en soit le contenu, elle ne sera que provisoire. Nous pouvons néanmoins nous efforcer qu’elle soit la plus simple possible.