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L’économie immobilière et le temps 1/3 - Création et destruction de valeur : les fondamentaux

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Publié le : 6.02.24

Temps de lecture 6 min

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Andr_YchE

André

Yché

Ex-président du directoire de CDC Habitat et essayiste

Alors que la France traverse actuellement une grave crise du logement, André Yché livre quelques fondamentaux d'économie immobilière pour l'Université de la Ville de Demain.

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L’économie immobilière n’échappe pas à l’emprise du temps, au même titre que les activités commerciales basées sur les flux d’échanges, bien qu’en l’occurrence, la question de la valorisation des stocks d’actifs soit essentielle.

Les principes fondamentaux sont relativement simples : la valeur d’un actif correspond à l’addition de deux composantes économiques. À l’horizon considéré, par exemple dix ans, l’exploitation dudit actif engendre un revenu (loyer ou redevance d’occupation ou d’usage) qui, diminué des coûts d’exploitation (frais de gestion, entretien courant…), alimente un produit locatif dont la consolidation sur la période considérée constitue la première composante de la valeur économique de l’actif.

La seconde, en apparence aussi simple, dissimule néanmoins quelques subtilités : il s’agit de la plus-value à la revente que recèle l’actif concerné, à l’horizon d’arbitrage retenu. Cette plus-value s’analyse par l’écart estimé, au moment de la transaction future, entre la valeur de marché du bien et celle inscrite dans les comptes, c’est-à-dire son coût d’acquisition historique, diminué de l’amortissement comptable et, le cas échéant, augmenté des investissements de remise en état (CAPEX), s’ils n’ont pas été provisionnés.

Des sources de complexité

C’est à ce stade qu’apparaissent deux sources de complexité, plus ou moins clairement perçues par l’opinion.

La première tient à la notion d’amortissement, c’est-à-dire de prise en compte progressive de l’investissement passé pour acquérir et maintenir le bien, qui trouve son pendant comptable dans les provisions correspondant aux investissements futurs et programmés pour la conservation du bien. C’est qu’en réalité, il existe trois conceptions de l’amortissement : comptable, mais aussi financier et technique, et que leurs effets ne sont pas nécessairement alignés. Concrètement, l’amortissement financier découle du remboursement des prêts bancaires ; l’amortissement technique résulte de l’obsolescence du bâti (toitures, menuiseries extérieures, « pièces humides » notamment) et des équipements structurants (ascenseurs, chaudières), de telle sorte que l’idéal, rarement atteint, consiste à « aligner » ces trois versions de l’amortissement ; à ceci près que cette congruence peut s’opérer ex ante ou ex post. Ex ante, il s’agit d’aligner les données financières (le remboursement des prêts) et nominales (la comptabilité) sur la réalité technique (l’obsolescence). Ex post, il s’agit de dimensionner les provisions pour obsolescence technique (les « CAPEX » ou Capital expenditures) sur le potentiel contributif de l’actif : soit en termes de produit locatif, soit en termes de plus-value latente… Et si ces deux composantes ne sont pas suffisamment dotées, l’actif ne sera pas correctement revalorisé et la plus-value escomptée deviendra de plus en plus fictive… Ainsi, le décalage éventuel entre le potentiel contributif et les besoins de réinvestissement (lié, par exemple, à l’évolution de la réglementation thermique) dans l’actif risque d’engendrer un processus de destruction de valeur, tel qu’observé entre 1914 et 1960, en dépit de la libération progressive des loyers amorcée par la fameuse loi de 1948, dispositif de « libéralisation régulée » contrairement à la perception courante qu’en a retenu l’opinion publique.

Au-delà de la question du potentiel contributif de l’exploitation locative à la régénération de valeur de l’actif, l’autre question déterminante porte sur l’estimation de la valeur de marché dudit actif, à l’horizon d’analyse choisi, de l’ordre d’une dizaine d’années. Soulignons d’emblée que cette seconde contribution est essentiellement prédictive, c’est-à-dire virtuelle, alors que la première est jugée plus solide, à partir de l’hypothèse selon laquelle les loyers ne peuvent que croître, ce qui est éminemment contestable : toute projection économique est un pari, ce que les investisseurs s’efforcent d’oublier pour trouver le sommeil car, contrairement à l’idée courante, il n’est pas si facile de « s’enrichir en dormant… », de « spéculer » sur l’avenir s’il ne se réduit pas à la réédition du passé !

Indépendamment de la reconstitution de valeur des actifs liée au réinvestissement réalisé ou prévu à travers les « CAPEX » se pose la question de l’influence des facteurs exogènes qui relèvent de deux catégories distinctes :

  • ceux relatifs aux qualités intrinsèques de l’actif: localisation, environnement socio- économique qui peut être classé en zone « tendue » ou non…
  • ceux relatifs à la situation de l’économie nationale / régionale, en termes de croissance et d’évolution du pouvoir d’achat réel, déterminé par la productivité combinée à l’inflation et au coût de l’endettement, à savoir le taux d’intérêt réel. En définitive, ces deux catégories de facteurs se retrouvent dans la notion de « demande solvable » ou « utile », mais méritent néanmoins une analyse plus approfondie. En pure théorie, lorsque l’économie est florissante et les taux d’intérêt réels demeurent relativement bas, grâce à une inflation de bon aloi, la valeur des actifs croît naturellement et alimente un « effet de richesse », l’augmentation de valeur du patrimoine des ménages les incitant à consommer davantage… Est-ce bien sûr ? En réalité, tout dépend du système bancaire et financier et de la place accordée, dirait un philosophe, à l’« autonomie de la volonté », c’est-à-dire à la responsabilité individuelle.

Dans le modèle anglo-saxon, aux Etats-Unis notamment, les prêts bancaires ne sont pas plafonnés comme en France à 30/35% du revenu, mais en fonction de la valeur du bien, qui fait l’objet d’une garantie hypothécaire : il est clair que lors d’une forte baisse de la valeur des actifs, la crise hypothécaire atteint le bilan des banques et provoque un fort ajustement de la création monétaire par les réseaux de distribution du crédit qui affecte l’ensemble de l’économie. Cet « effet de patrimoine », ou « effet de richesse », est d’autant plus violent que le système de garantie hypothécaire a servi à financer bien d’autres emplois que les acquisitions immobilières, par exemple des dépenses de consommation.

En France, le strict encadrement des prêts hypothécaires ainsi que du crédit immobilier limite l’effet de levier sur la croissance et le risque récessif associé : pour autant, l’éclatement d’une bulle immobilière n’est pas dépourvu d’effet sur le comportement des ménages ainsi que sur certains secteurs de l’économie, qu’il s’agisse du BTP ou de l’équipement des ménages en biens durables.

Vous avez dit « bulle » ?

Il en résulte que le phénomène de « bulle immobilière » constitue un risque majeur pour l’ensemble de l’économie. Comment le définir et l’expliquer ?

Essentiellement, une « bulle immobilière » se forme lorsque l’augmentation des prix (coût d’acquisition et produits locatifs escomptés au moment de l’acquisition) apparaît durablement décorrélé du pouvoir d’achat réel des acquéreurs, lui-même déterminé par l’évolution de la productivité de l’heure travaillée.

Quels sont les facteurs de constitution d’une « bulle immobilière » ? Un régime de taux d’intérêt anormalement bas, artificiellement maintenus par les banques centrales afin de stimuler l’économie… Une politique publique de soutien de la demande par voie de redistribution ou d’allègements fiscaux qui engendre une épargne fictive, alimentée par « la monnaie distribuée par hélicoptère » ! (Cf. le maintien des salaires pendant les périodes de confinement, financé par des prêts aux entreprises garantis par l’Etat).

Pourquoi une «bulle immobilière», à l’encontre des logiques économiques les plus élémentaires, peut-elle s’avérer durable ? De par l’effet de politiques publiques procycliques qui peuvent aggraver le désastre en lui conférant une apparence de soutenabilité : la « Zéro artificialisation nette » qui revitalise la rente foncière, les normes thermiques qui réduisent drastiquement l’offre locative au détriment des locataires…

Quelle est la seule panacée à la « bulle immobilière » ? C’est l’innovation stratégique qui rebat les cartes. Il ne s’agit pas seulement de proposer des bicyclettes en libre-service pour favoriser les « mobilités douces », ni de produire des « briques de chanvre » pour isoler « naturellement » l’habitat… Encore faut-il que les citoyens de bonne volonté puissent vivre dans 50 m2, au lieu de 65 m2, ce qui n’est pas déjà beaucoup !

L’innovation stratégique, c’est de repenser la dichotomie lieu de travail/ lieu de vie, d’associer l’un à l’autre et d’utiliser, à cette fin, le bâti existant, devenu obsolète car inutilisé ! C’est de reconquérir les centres commerciaux pour en faire des quartiers de ville ! C’est de concevoir le vieillissement comme une promotion, et non comme un déclassement ! C’est, en définitive, de considérer le temps comme une inépuisable réserve d’opportunités, et non comme une fatalité !

C’est à ce stade que se révèle le temps en tant que facteur d’immobilisme, de résistance à l’innovation stratégique : celle-ci ne peut se révéler que dans la durée, souvent celle d’une carrière professionnelle, de telle sorte qu’il est rarissime de croiser un « inventeur » à l’origine de plusieurs innovations stratégiques.

La plupart des ruptures stratégiques : l’accession à la propriété dans le parc social existant, afin de régénérer le parc ; le retour des investisseurs privés dans le « logement intermédiaire » ; la transformation des actifs de bureau et des centres commerciaux sont des mutations de longue haleine, considérablement allongées par les procédures administratives.

« Le temps est le seul capital des gens qui n’ont que leur intelligence pour fortune », Illusions perdues, Balzac

Pourtant, dans la plupart des cas, le temps est un allié : c’est parce que les logements sociaux sont amortis au terme de vingt ans d’exploitation qu’ils peuvent être cédés pour un prix attractif ; c’est après dix ans d’exploitation réglementée que les logements intermédiaires bénéficient d’une « levée d’écrou », pour retrouver l’espace du marché !

Tout ceci est entré dans les faits, non sans résistance acharnée de l’arrière-garde traditionnelle… Pour l’avenir, la rupture stratégique, c’est la transformation des actifs : en la matière, le temps joue contre l’innovation car transformer un ensemble de bureaux, un centre commercial, c’est une entreprise au long cours, pour le moins… L’enjeu essentiel est donc de réduire les délais, de neutraliser les durées de portage d’actifs improductifs, en pariant sur l’avenir… L’avenir, c’est le véritable enjeu, le seul en réalité, dont devrait être garante la puissance publique… Pour le présent, c’est l’affaire des agents économiques, que l’Etat se concentre sur sa mission intrinsèque : préparer l’avenir… Et qu’à cette fin, il applique la seule recette qui fonctionne, l’alignement des intérêts publics/privés !

Ainsi donc, le domaine d’excellence de l’action publique, dans le champ de l’immobilier, tout comme celui des choix privés, c’est l’espace… En oubliant que l’espace n’a de valeur que dans la perspective des transformations temporelles…Et que le véritable ressort stratégique de l’économie immobilière c’est le temps !

Comment l’Etat, nécessairement tiré vers la gestion court-termiste, s’est-il accommodé de cette réalité dérangeante ? Les démembrements de propriété et la manipulation des rentes foncières constituent des expédients récurrents.